06 juillet 2019
Carnet / Petit feuilleton de ma relecture du Guépard. Premier épisode.
Ces dernières semaines, j’ai consacré beaucoup de temps à ma relecture attentive du Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa. Je crois pouvoir affirmer aujourd’hui, à l’âge de cinquante-neuf ans, que dans la multitude de romans dont je me suis nourri pendant toutes ces décennies, je ne vois rien de supérieur à ce livre présenté comme le chef-d’œuvre de la littérature italienne mais qui est à mes yeux le chef-d’œuvre de la littérature européenne.
Ma première lecture du Guépard remontant à l’époque de mes seize ans, j’ai ressenti la nécessité de relire le livre après avoir vu à plusieurs reprises l’adaptation cinématographique de Luchino Visconti. Ce film est aussi un chef-d’œuvre qui peut faciliter l’accès au roman.
Entre mes quinze et seize ans, j’avais tendance à lire un peu au-dessus de mes moyens, non pas parce que j’étais plus bête qu’un autre mais parce que j’avais les yeux plus grands que le ventre et qu’il me manquait de la maturité, du vécu et des références culturelles de tous ordres pour accéder à toutes les entrées et à tous les niveaux d’œuvres qui sont aussi des mondes.
En ces mêmes années, je m’attaquai donc sans complexe à Crime et Châtiment de Dostoïevski parce que je croyais qu’il s’agissait d’un livre romantique (!) aux Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand parce que j’avais appris que Victor Hugo, mon idole de l’époque, avait déclaré à l’âge de quatorze ans Je veux être Chateaubriand ou rien et au Guépard de Lampedusa parce que j’étais fasciné par la prodigieuse capacité d’une classe sociale à transmettre ses biens les plus précieux (les terres, les maisons, les meubles, l’oisiveté et le dilettantisme) à ses descendants pendant des siècles.
Le premier enseignement de ces lectures ardues pour un très jeune homme se traduisit par la prise de conscience de mes approches fautives et futiles, ce qui en augmenta le bénéfice dès lors que j’en découvris, certes partiellement, les enjeux et les thèmes véritables.
Je compris aussi que j’allais devoir de nouveau prendre rendez-vous de manière plus ou moins tardive pour une visite plus fine et plus éclairée de ces monuments littéraires, ce que je fis au gré de mes évolutions et au fil des années.
Que le deuxième rendez-vous le plus tardif soit avec Le Guépard ne relève pas du hasard à un moment de ma vie et dans un contexte où les questions d’identité, de racines et de transmission connaissent un regain d’actualité pour le meilleur et pour le pire. Par parenthèse, Hölderlin ne sera pas de trop sur ce dernier point (Là ou croît le péril, croît aussi ce qui sauve).
Il me fallait bien cette deuxième lecture du Guépard à un âge plus approprié. Que pouvait comprendre un garçon de seize ans à la mélancolie d’un homme au destin accompli, à la fois nonchalant et fougueux, rêveur et lucide qui voit approcher, de plus en plus pressantes, les ombres du crépuscule, qu’il s’agisse du soir ou du matin ?
(À suivre)
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12 juin 2019
Carnet / Cigare et Guépard !
Un Por Larrañaga Montecarlo (Panetela) pour égayer cet automnal lendemain de Pentecôte, et surtout, le réconfort d’un chef-d’œuvre.
Je relis Le Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa que j’avais abordé trop jeune pour en saisir toutes les nuances et toute l’actualité. Même plaisir à revoir souvent le film de Luchino Visconti, fidèle à ce chef-d’œuvre d’un auteur génial et bien sûr longtemps incompris voire ostracisé par la bien-pensance de l’époque, notamment celle de la gauche italienne qui qualifiait le livre paru à titre posthume de réactionnaire. Louis Aragon a heureusement cloué le bec à ses petits camarades en reconnaissant officiellement la valeur et la puissance de cette œuvre extraordinaire pour que le monde admette la grandeur et la pertinence de l’analyse et de la lucidité de Giuseppe Tomasi di Lampedusa.
La première fois que j’ai vu le film, j’étais encore plus jeune que lors de ma lecture du livre. À cette époque, le succès du film dans les foyers populaires résultait d’un malentendu. La fresque sociale désenchantée et le message politique amer étaient éclipsés par la splendeur de la mise en scène et l’incroyable précision des détails, notamment dans l’immense et fameuse scène du bal qui faisait rêver non pas dans les chaumières mais dans leurs équivalents modernes. Quant à ce que j'en avais retenu à cette époque lointaine, c'était surtout la merveilleuse musique de Nino Rota.
Aujourd’hui, ce livre et ce film ne cessent de me nourrir, notamment lorsque j’ai la mauvaise habitude de trop me laisser atteindre par le spectacle sordide des dangereux et lamentables petits calculs de nos politiciens nationaux. À la suite des élections européennes que je qualifie à l’échelon français de légalement truquées par notre épouvantable président, relire ce livre et revoir ce film m’est un véritable baume, certes piquant mais apte à me rappeler qu’il faut tout regarder de loin quand on a la chance de pouvoir se le permettre.
Encore deux mots sur le film dont l’un des intérêts majeurs est le choix (bien sûr lié à la nécessité et aux contingences de la production) d’acteurs à contre-emploi, notamment Burt Lancaster dont la face de baroudeur pour westerns parvient au prodige de se calquer sur le visage impassible et secrètement bouleversé du Prince Fabrizio Corbera de Salina.
Même exploit de Claudia Cardinale dont le personnage, Angelica Sedara, n’a d’aristocratique que sa beauté, laquelle ne la protège nullement des faux pas dans la noblesse en fin de règne où elle accède grâce à la fortune de son père, Don Calogero Sedara, maire du village de Donnafugata, en quête de légitimation de son nouveau et récent statut social de parvenu croulant sous la richesse qui pourrait échapper à la maison Salina sans l’alliance de la nouvelle bourgeoisie à l’ancienne aristocratie. Cette alliance dans le nouveau monde où les guépards deviennent des hyènes se scelle dans le très attendu mariage opportuniste d’Angelica et de Tancrède Falconeri, le neveu du Prince Salina interprété par Alain Delon qui, jeune arriviste au regard clairvoyant et cynique sur l’évolution sociale, prononce la célèbre phrase encore si lourde d’actualité en 2019 :
Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change.
Je n’oublie pas parmi les rôles secondaires la prestation de Serge Reggiani dans le rôle de Don Francisco Ciccio Tumeo, organiste et compagnon de chasse du Prince Salina, personnage représentatif des gens du peuple qui défendent l’ordre ancien pour des raisons mêlant des intérêts matériels et la nostalgie d’une illusoire harmonie sociale.
Il serait ici trop long et sans doute pesant de m’attarder sur la magnificence des descriptions, des portraits et des ambiances, aussi me contenterai-je d’une citation. Giuseppe Tomasi di Lampedusa décrit l’arrivée de la famille Salina dans la résidence d’été de Donnafugata. Les petits notables et les villageois sont là pour accueillir le cortège fastueux et couvert de la poussière de l’épuisant voyage sous la canicule. Heureux d’arriver enfin et de bonne humeur, le Prince se laisse aller à d’inhabituelles amabilités à l’égard des uns et des autres, ce qui est tout de suite interprété au village :
Le prince, qui avait trouvé le village inchangé, fut en revanche trouvé très changé, lui qui n’aurait jamais auparavant utilisé des mots si cordiaux ; et à partir de ce moment commença, invisible, le déclin de son prestige.
Note / Un autre livre de Giuseppe Tomasi di Lampedusa que j'aime beaucoup, son recueil de nouvelles Le Professeur et la sirène.
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11 janvier 2017
Carnet / Dans l’ère du soupçon
En ce début d’année, à voir frétiller comme des saumons d’élevage en pleine excitation du festin les candidats au pouvoir, j’entends résonner la fameuse phrase de Tancrède, le neveu de Don Fabrizio Corbera, prince Salina (le Guépard) dans le roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa paru en 1958 : « Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change. »
Plus que jamais, nous pouvons soupçonner chaque scrutin, du local au national, de se résumer à cette phrase et il ne fait pas bon l’envoyer dans la figure de ces militants prompts à vous accoster dans la rue ou sur le marché avec leurs affiches et leurs tracts, surtout celles et ceux arborant une quarantaine motivée et bien pensante encore fraîche émoulue de sa petite nuit debout et autres monômes printaniers qui n’en doutons pas, refleuriront au premier soleil comme les crocus, fripés à peine éclos.
C’étaient d’ailleurs les mêmes spécimens qui m’avaient fait les gros yeux lors d’un café philo sur le thème de la démocratie parce que j’avais eu l’indélicatesse de risquer une allusion à Thomas Hobbes. Pour ces gens confits dans le politiquement correct, la seule mention de ma part de Thomas Hobbes les conduisait de facto à me soupçonner d’adhérer à la totalité des idées de ce philosophe qui peut certes apparaître à certains égards comme un intellectuel sulfureux mais qui fut aussi l’un des premiers penseurs à dessiner le cadre de l’État tel que nous le connaissons aujourd’hui dans ses fonctions régaliennes. De même que j'ai trouvé dans mes dix-huit ans de l'intérêt aux théories de Max Stirner dans son ouvrage L'Unique et sa Propriété, je n'en ai pas pour autant fait mon livre de chevet.
À l’époque, je m’étais fourvoyé dans ce débat sans savoir que les cafés philo, outre le fait qu’ils relèvent plus souvent du café du commerce, peuvent parfois être organisés dans des contextes assez douteux. En relisant le compte-rendu de celui-ci, je m’aperçois du manque de vigilance dont j’avais fait preuve à ce moment-là, notamment au sujet d’une conférencière présentée comme spécialiste des questions religieuses et de l’islam dans leurs rapports à la démocratie qui accompagnait l'animateur et dont j’avais tout de même trouvé les propos suspects, le discours filandreux et le positionnement politico-religieux très ambigu.
J’étais sorti suffisamment perplexe et mal à l’aise de cette rencontre pour ne point remettre les pieds dans ce genre d’animations échappant parfois au contrôle de leurs organisateurs. Plusieurs des thématiques suivantes et certains intervenants (dont l’un qui déclencha un scandale) confirmèrent ma méfiance.
Sans tomber dans le contrôle excessif, il faut tout de même savoir que de nombreuses formes de prosélytisme connaissent un inquiétant regain, qu’elles avancent souvent masquées et qu’elles empruntent volontiers les réseaux des structures culturelles, sociales voire scolaires chaque fois que leurs responsables, leurs usagers et leur public qui ne sont évidemment pas infaillibles baissent la garde.
Ce n’est pas de gaieté de cœur que ce constat nécessaire doit être dressé : voici l’ère du soupçon.
03:34 Publié dans carnet, NOUVELLES DU FRONT | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : soupçon, ère du soupçon, blog littéraire de christian cottet-emard, carnet, note, journal, prairie journal, littérature, essai, écriture de soi, autobiographie, café philo, débat, prosélytisme, propagande, vigilance, contrôle, christian cottet-emard, philosophie, thomas hobbes, giuseppe tomasi di lampedusa, le guépard, don fabrizio corbera, prince salina, tancrède, « si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change. », loupe